Il y a 102 ans, Jaurès, le defenseur des Armeniens, était assassiné

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(CDCA France) Aujourd’hui, 102 ans après, souvenons nous que le grand Jaures mourrait sous les balles d’un sinistre militant pro guerre.
Jaures le defenseur des Armeniens, le collaborateur a Pro Armenia disparaissait alors que le peuple arménien allait vivre le genocide.

Souvenons nous du 3 novembre 1896 :
M. Jaurès : Messieurs, je compterais davantage sur l’efficacité de l’amicale remontrance adressée au Sultan par M. le ministre des Affaires étrangères de la France, si je ne me rappelais que de pareilles admonestations lui ont été adressées à maintes reprises, sans aucun résultat et sans aucun effet. Après les explications de M. le ministre des Affaires étrangères, il me semble que la question reste entière.

M. le ministre, j’ai admiré avec quel courage vous avez essayé, à cette tribune, de renverser les responsabilités ; j’ai entendu, contre ceux que vous appeliez les agitateurs arméniens au dehors, des paroles sévères et un avertissement où il y avait quelque menace. Vous avez prétendu, comme l’honorable M. de Mun, que c’étaient eux qui, par leur imprudence, par leurs excitations, étaient pour une large part responsables des maux qui s’étaient abattus sur leurs compatriotes. Et vous avez oublié d’ajouter, ou du moins vous n’avez pas ajouté avec la même force qu’y a mis M. de Mun lui-même, qu’assurément et quel que soit le jugement porté sur eux, ils n’avaient pas été les provocateurs ; vous avez oublié de rappeler qu’avant leur responsabilité, s’ils en ont une — et que peut être d’ailleurs la responsabilité de quelques hommes ou de quelques comités à côté du martyre et du massacre de tout un peuple ? — vous avez oublié de rappeler qu’au-dessus et bien avant la responsabilité de ces hommes, il y avait la responsabilité du Sultan lui-même et celle de l’Europe.

Voilà dix-huit ans, messieurs, — et bien avant qu’il se soit fondé en France ou à Londres des comités arméniens, — que l’Europe réunie au congrès de Berlin avait reconnu elle-même la nécessité de protéger les sujets arméniens de la Turquie. Voilà dix-huit ans qu’elle avait inséré dans le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la vie, l’honneur des Arméniens. Et il était entendu, en même temps, que l’Europe devrait demander des comptes annuels, devrait exercer un contrôle annuel sur les réformes et sur les garanties introduites par le Sultan dans ses relations avec ses sujets d’Asie Mineure. Eh bien ! où sont ces comptes ? où sont ces contrôles ? où est la trace de cette intervention solennellement promise par l’Europe elle-même ? Et lorsque, devant la faillite de tous ces engagements, lorsque, devant l’indifférence de l’Europe qui détourne la tête, qui laisse se perpétuer contre l’Asie Mineure tous les abus antérieurs, qui se contente d’avoir dépecé l’empire turc, de lui avoir pris au profit des uns ou des autres la Bulgarie, la Bosnie, l’Herzégovine et Chypre, et laisse subsister dans ce qui lui reste de provinces les abus qui avaient servi de prétexte à sa première intervention, peut-être pour se ménager plus tard un prétexte à de nouvelles interventions ou à de nouvelles spoliations, — … vous vous étonnez que les Arméniens, qui sont les dupes ou les victimes de cette intrigue européenne, de ce manquement à la parole européenne, aillent dans les capitales, à Paris, à Londres, essayer d’éveiller un peu la pitié, l’attention de l’Europe ! Et c’est contre eux, monsieur le ministre des Affaires étrangères de France, qu’au lendemain de ces massacres qui ont fait cent mille victimes, oubliant que c’est l’Europe qui a manqué à sa parole, c’est contre ces victimes que vous avez eu ici les paroles les plus sévères !

Nous aussi, nous voulons la paix ; mais nous ne pensons pas que ce soient des paroles comme celles qu’a prononcées M. le ministre des Affaires étrangères, que ce soit une attitude comme celle que nous constatons par tous les documents, qui puisse assurer pacifiquement le respect des droits, la sécurité et la vie pour les sujets arméniens.
Il est inutile, à l’heure où nous sommes, d’étaler de nouveau devant la Chambre et devant le pays, trop longtemps indifférent ou peu averti, les horreurs qui ont été accumulées en Asie Mineure. L’essentiel, à cette heure, c’est de préciser les responsabilités, et non seulement, comme l’a fait M. de Mun avec sa force souveraine, avec sa sobre et décisive éloquence, la responsabilité du Sultan, mais la responsabilité de l’Europe elle-même et la responsabilité précise du Gouvernement de la France ; et c’est aussi de chercher avec quelque précision quelle peut être la solution de la question qui est posée à cette heure devant la conscience européenne.

Oui, messieurs, il a été accumulé contre les populations d’Asie Mineure un ensemble de faits dont on a pu dire qu’ils avaient à peine, à ce degré, quelques précédents. Mais si ces faits avaient été spontanés, si tous les viols, tous les vols, tous les meurtres, tous les pillages, tous les incendies qui se sont produits en Asie Mineure s’étaient produits spontanément, il n’y aurait là qu’un élément accoutumé, malgré tout, de l’histoire humaine.

Et, lorsque, dans les rapports des délégués et de la commission d’Erzeroum chargés d’examiner les faits qui s’étaient produits à Sassoun, lorsque, dans les rapports officiels des consuls de l’Europe sur les faits des six principaux vilayets d’Asie Mineure, j’ai lu le détail des brutalités atroces commises de concert par les Kurdes et par la soldatesque du Sultan ; lorsque j’y ai vu les premières résistances de cette population arménienne, si longtemps moutonnière et passive, à l’arbitraire et aux pilleries des Kurdes ; lorsque j’y ai vu les premières rencontres sanglantes de ces nomades, dans les ravins et les bois, avec les pâtres et les laboureurs de l’Arménie, et la fureur soudaine des Kurdes, et la guerre d’extermination qui a commencé, et l’émigration des familles arméniennes partant de leurs maisons détruites par l’incendie ; et les vieillards portés sur les épaules, puis abandonnés en chemin et massacrés ; et les femmes et les mères affolées mettant la main sur la bouche de leurs enfants qui crient, pour n’être pas trahies par ces cris dans leur fuite sous bois, et les enfants cachés, tapis sous les pierres, dans les racines des arbres, et égorgés par centaines ; et les femmes enceintes éventrées, et leurs fœtus embrochés et promenés au bout des baïonnettes ; et les filles distribuées entre les soldats turcs et les nomades kurdes et violées jusqu’à ce que les soldats les ayant épuisées d’outrages les fusillent enfin en un exercice monstrueux de sadisme, avec des balles partant du bas-ventre et passant au crâne, le meurtre s’essayant à la forme du viol ; et le soir, auprès des tentes où les soldats et les nomades se livraient à la même orgie, les grandes fosses creusées pour tous ces cadavres, et les Arméniens fous de douleur qui s’y précipitaient vivants ; et les prêtres décapités, et leurs têtes ignominieusement placées entre leurs cuisses ; et toute cette population se réfugiant vers les hauts plateaux ; — et puis, lorsque tous ces barbares se sont aperçus que l’Europe restait indifférente, qu’aucune parole de pitié ne venait à ceux qu’ils avaient massacrés et violentés, la guerre d’extermination prenant tout à coup des proportions beaucoup plus vastes : et ce n’étaient plus de petits groupes qu’on massacrait, mais, dans les villes, par grandes masses de 3 000 et 4 000 victimes en un jour, au son du clairon, avec la régularité de l’exécution d’une sentence : voilà ce qui a été fait, voilà ce qu’a vu l’Europe ; voilà ce dont elle s’est détournée ! — et lorsque, je le répète, j’en ai vu le détail, il m’a semblé que toutes les horreurs de la guerre de Trente ans étaient déchaînées dans cet horizon oriental lointain et farouche.

Mais ce qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas ; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément ; c’est qu’elle a été excitée, encouragée et nourrie dans ses appétits les plus féroces par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe avait échangé plus d’une fois, gravement, sa signature. Car c’est là ce qui domine tout : c’est le Sultan qui a voulu, qui a organisé, qui a dirigé les massacres. Il a vu que, depuis quinze ans, partout où il y avait une agglomération chrétienne, cette agglomération chrétienne tendait à l’autonomie, soit par son propre mouvement, soit sous des impulsions étrangères ; il a vu qu’ainsi, dès le début de son règne, la Bulgarie, la Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine avaient échappé à l’empire ottoman : et il s’est dit que les revendications arméniennes, se produisant non loin de cette île de Chypre devenue, par un codicille secret du traité de Berlin, une île anglaise, pourraient bien servir de prétexte à de nouveaux démembrements. Et comme il était incapable de retenir à lui ces populations, pourtant si douces, par des réformes, par un régime d’équité et de justice ; comme il s’enfonçait de plus en plus, malgré d’hypocrites promesses, dans un absolutisme aigri et haineux, il n’a plus compté bientôt que sur une force qui, celle-là, lui resterait fidèle jusqu’à la fin : la force du vieux sentiment turc, dont parlait avec raison M. de Mun. Et c’est cette force qu’il a déchaînée contre l’Arménie. Et il a pensé, messieurs, et pensé avec raison, qu’il n’avait, pour aboutir dans ce dessein, qu’à mettre l’Europe devant le fait accompli, devant le massacre accompli. Il l’a vue hésitante, incertaine, divisée contre elle-même, et pendant que les ambassadeurs divisés, en effet, et impuissants le harcelaient, en pleine tuerie, de ridicules propos de philanthropie et de réformes, il achevait, lui, l’extermination à plein couteau, pour se débarrasser de la question arménienne, pour se débarrasser aussi de l’hypocrite importunité d’une Europe geignante et complice comme vous l’êtes.

En même temps, il se jouait de l’Europe, il se jouait de vous et de l’humanité. Ah ! vous avez décidé qu’il y aurait à Erzeroum une commission d’enquête sur les premiers massacres de Sassoun ; vous avez décidé que des délégués européens seraient adjoints à cette commission d’enquête ! Mais, lisez, monsieur le ministre — vous les avez lus, assurément, — les procès-verbaux de la commission, et vous verrez que la commission turque a toujours refusé aux délégués européens de se transporter sur les points où s’étaient produits les plus abominables massacres afin de recueillir subitement sur place des témoignages sincères ; vous verrez aussi par le procès de Tamayan en 1894, dont parle le consul d’Angora, à quels procédés sauvages le gouvernement du Sultan avait recours pour obtenir en sa faveur des témoignages mensongers. Il s’agissait de faire dire aux Arméniens par force, en leur extorquant dans les tortures leurs signatures, que c’étaient eux qui avaient commencé. Il y avait partout des fonctionnaires qui se sentaient responsables et qui se disaient : «L’Europe interviendra peut-être demain et le Sultan sera obligé de nous demander des comptes.» Et le Sultan lui-même voulait pouvoir prouver aux ambassadeurs, qui passaient au palais, sa bonne loi et la bonne foi de ses bons sujets ; et l’on exigeait des Arméniens, à l’heure même où leurs familles râlaient sous le meurtre, qu’ils attestassent que c’étaient eux les coupables, que c’étaient eux qui avaient commencé ; et il y a un de vos consuls qui raconte qu’un des principaux témoins a été torturé comme je vais vous dire : on lui trépanait doucement la tête, puis on y introduisait une coquille de noix ou de noisette remplie de poix et, dans l’intervalle des évanouissements successifs que provoquait cette atrocité, on lui disait : «Veux-tu maintenant signer que ce sont tes frères d’Arménie qui ont commencé ?» Voilà les témoignages que l’on apportait à l’Europe ! Voilà la vérité sur la responsabilité du Sultan !

Mais il y a — et il n’est pas besoin d’être diplomate pour la démêler — il y a aussi une responsabilité de l’Europe ; et c’est notre devoir à tous, avec ce large patriotisme européen dont je remercie M. Denys Cochin d’avoir parlé avec une pénétrante éloquence, c’est notre devoir à tous, si l’Europe a failli à sa mission, si, divisée contre elle-même par des convoitises, par des jalousies, par des égoïsmes inavouables, elle a laissé égorger là-bas tout un peuple qui avait le droit de compter sur sa parole, uniquement parce qu’elle avait peur de se battre dans le partage des dépouilles ; c’est notre devoir, à nous, de venir confesser ici les fautes et les crimes de l’Europe pour qu’elle soit tenue aux réparations nécessaires.

Oui, et dans cette responsabilité générale de l’Europe dite chrétienne et civilisée, il y a trois peuples, parmi lesquels j’ai la douleur profonde de compter le nôtre, il y a trois peuples qui ont assumé une responsabilité particulièrement pesante, et ces trois peuples sont l’Angleterre, la Russie et la France.